Personnalités
Roland Béguelin (1921-1993)
Sa grandeur imprégna même les sentiments qu'il fit naître autour de lui, intenses, entiers, dans l'adhésion comme dans le rejet. Roland Béguelin fut l'incarnation d'une idée, le symbole vivant de l'effort prodigieux qu'un petit peuple, maltraité par la Suisse, doit fournir quand il veut s'arracher à sa condition. Pour affronter le monde, ce fils d'ouvrier n'avait que son intelligence, son courage et sa ténacité, vertus rarement réunies dans une même personne, mais qui ne lui firent jamais défaut. Grâce à elles, Roland Béguelin a écrit des pages de notre histoire, parmi les p lus belles. Notre histoire est petite, à l'échelle de la planète, mais les pages que nous lui devons sont grandes, en vertu de l'exemple qu'elles contiennent. Par la seule puissance de son verbe et de sa plume, cet homme, si fin, mais si fort de son feu intérieur, a su changer le cours de notre destin.
Qui osera dire ce que nous lui devons, sans paraître ingrat ? Bien avant que son action fût couronnée par la renaissance de l'Etat jurassien, il avait imprégné la conscience de ses compatriotes, réveillant leur fierté, mise à mal par un siècle et demi de sujétion. Il avait ranimé leur audace, conforté le sens de leur identité. Avant de libérer les hommes, il avait libéré les esprits, sachant que la tyrannie ne règne pas durablement, quand elle est rejetée dans l'âme des citoyens.
A ceux qui l'ont approché, Roland Béguelin a inculqué les grandes leçons de l'histoire. Il a montré aux plus humbles comme aux plus nantis d'entre nous l'orgueil de David face à Goliath, la force de la justice face à l'iniquité, le refus de la résignation face à des fatalités qui n'en sont pas.
Il fut d'abord un prophète de la liberté, un homme droit, intraitable, indomptable, incorruptible, une sorte de personnage biblique à notre époque et dans notre coin de pays. A côté de lui, il était difficile de ne pas se sentir petit.
Mais ce prophète n'a pas vécu dans les nuées. Marqué très jeune par les horreurs du nazisme, il a su d'emblée que le mal devait être combattu par tous les moyens, la force étant le dernier d'entre eux. Il fut un Gandhi par l'habileté diplomatique, mais une Jeanne d'Arc par l'ardeur combative, quand les circonstances l'exigèrent. Il possédait des intellectuels la dextérité rhétorique et des militants ouvriers le courage physique. On ne le courbait ni par la rouerie, ni par la menace. Son exemple fera rêver longtemps encore.
Il figure parmi les meilleurs de notre histoire, les Blarer de Wartensee, les Stockmar, les Rossel, les Schaffter, ceux qui ont fait le Jura plus grand qu'il n'est. Beaucoup l'ont admiré, certains l'ont haï, quelques-uns l'ont aimé. Sa force était de ne rechercher rien chez autrui, sinon qu'on le rejoigne sur les idées, où il déployait son sens de l'équité. Quand il pensait y être parvenu, il savait être indulgent jusqu'à la candeur. S'il avait l'esprit tranchant, il ne l'avait pas retors.
Roland Béguelin a compris très vite aussi que la lutte du Jura s'inscrivait dans un mouvement plus vaste, celui des peuples combattant pour leur identité. Il a été un pionnier de la francophonie, où elle était menacée. Mais il ne ménageait pas son admiration à d'autres, fussent-ils germanophones comme les Tyroliens du Sud, dès lors que leur action s'inspirait des principes dont il se réclamait. Cette ouverture restera l'un de ses mérites majeurs, car elle est le signe d'une exigence morale qui ignore les préjugés
Pour les Jurassiens, il est l'homme qui rétablit leur souveraineté, après cent cinquante ans de nuit bernoise. Qui sait ce qui serait advenu, s'il n'avait été là aux moments décisifs ? Qui aurait pu cristalliser autour de lui, aux heures sombres, autant de zèle, d'abnégation, de combativité, de ressources intérieures ? Dans l'adversité, Roland Béguelin puisait des forces nouvelles, une énergie plus incoercible, des ressources supplémentaires.
Comme celle de tous les grands hommes politiques, son œuvre reste inachevée, quelle que fût l'ampleur de ses succès. Il a laissé à ses héritiers spirituels une tâche de longue haleine, même si, dans la bataille des arguments, le terrain est dégagé. Mais le Jura, qu'il a si profondément marqué de son empreinte, qu'il a tant voulu hisser au-dessus de lui-même et de ses divisions, ce Jura poursuivra son chemin et réalisera tôt ou tard l'idée inscrite dans sa nature profonde: la liberté, du lac de Bienne aux portes de la France.
Roland Béguelin, 1965 | Roland Béguelin, fête du peuple jurassien 1988 |
Roger Schaffter (1917-1998)
On se souvient de ses harangues légendaires, galvanisant et stimulant les foules des Jurassiennes et Jurassiens réunis à la Fête du peuple et, dans le " Jura Libre ", signés Pertinax, de ses billets percutants, incisifs, lourds de vérités historiques et d'exigences de liberté. Evoquer la vie de Roger Schaffter, c'est méditer ce mystère de la source de tant d'énergies, de l'enracinement d'un homme dans sa terre natale, pour qu'il puisse s'épanouir et rayonner parmi les siens et au monde. Humaniste profond, intelligence vive et cultivée, honnêteté, tolérance, courage, fidélité, voilà les valeurs qui animaient notre grand compatriote.
Le 30 novembre 1947, Roger Schaffter est à Moutier parmi les vingt-deux Jurassiens qui constituent le comité du Mouvement séparatiste. Fondateur du Rassemblement jurassien, il en est le premier secrétaire général, puis le vice-président jusqu'en 1979. Son intelligence politique, son talent littéraire, sa nature expansive d'Ajoulot bourguignon font merveille dans la lutte pour la reconquête de la liberté du Jura. Porte-parole du Rassemblement jurassien au sein de la Conférence des peuples de langue française, diplomate, émissaire à l'occasion, rien ne l'arrête dans son engagement.
Dans la plus totale complémentarité de leurs tempéraments et de leurs talents, Roger Schaffter et Roland Béguelin sont les fers de lance du mouvement de lutte victorieux le 23 juin 1974. Ils sont, selon le mot historique de Victor Erard, les composantes de notre âme. Membre de l'Assemblée constituante dès 1976, Roger Schaffter entre en 1979 dans les structures de l'Etat jurassien. Il continue dès lors d'assumer sa mission au service du Jura par des billets et des analyses dans la presse quotidienne: appels à l'unité et au dialogue entre Jurassiens aujourd'hui séparés, encouragements au militantisme jurassien et à l'idéal de la réunification.
Roger Schaffter a été plongé dans les débuts héroïques, où son verbe foudroyant, sa vivacité d'esprit et son humour ont catalysé la révolte contre Berne. Une fois le train mis sur les rails, il se transforma en homme d'influence, par l'éloignement physique (il habita trente ans hors du Jura), mais aussi par une disposition intellectuelle, qui l'inclinait à observer et commenter à la manière d'un Raymond Aron ou d'un Jean-François Revel. II aimait la politique en joueur et en gourmand, non pour en changer les règles, mais pour y déployer son astuce et faire évoluer les choses, par petites touches, vers l'idéal qu'il servait.
Dans les premières années de la lutte, il était réputé pour sa véhémence. Avec le temps, il excella dans la diplomatie, les contacts, les missions discrètes, au cours desquels sa culture magnifique et son art de, vivre offraient aux élites suisses une image civilisée du Jura combattant, ce qui n'allait pas de soi ! Si l'on excepte les traîneurs de sabres et la caste dirigeante bernoise, la quasi-totalité du monde politique se convainquit qu'il fallait créer un canton du Jura. Roger Schaffter y fut pour beaucoup, car il savait plaider les avantages pour la Suisse d'une issue nécessaire. Les Jurassiens l'avaient rendue telle par des méthodes plus rudes qu'ils ne l'eussent souhaité.
Dans le Jura, Roger assura le lien avec le Parti démocrate-chrétien, auquel il conserva une fidélité sans faille. Il devint au Rassemblement l'homme du PDC et au PDC l'homme du Rassemblement. Le résultat de cette "double casquette " fut une démarche plus légaliste du mouvement, en particulier quand il renonça à saboter les plébiscites bernois, ce qui revenait à accepter le risque d'un canton à territoire limité.
La tension entre ce qu'on souhaite et ce qu'on vit se résout par la révolte ou par l'humour. La culture historique fait pencher vers l'humour, surtout quand une nature truculente vous y prédispose. Roger Schaffter savait combien le rire, l'ironie, le mot flèche sont libérateurs... de soi-même au premier chef. Avec son physique à la Raymond Oliver, avec sa voix à la Pierre Brasseur et ses formules à la Sacha Guitry, il fut pour les Jurassiens le symbole de l'aisance verbale, de la rhétorique faite homme. L'Athènes du Jura avait son Démosthène.
Tel était Roger Schaffter: latin superbe, intuitif, fulgurant, joueur, gourmand, follement drôle, caustique, érudit, astucieux et, chose digne d'être notée, perplexe et désespéré devant la bêtise. Il comprenait tout, sauf ceux qui ne comprennent rien. Mais il était un optimiste comme Socrate, croyant aux lumières de l'intelligence, supposées dissiper les erreurs et la sottise. Bref, le monde dans lequel nous vivons n'était pas à sa hauteur. Il ne s'y est jamais résigné, du reste, ce qui l'a fait écrire jusqu'aux limites de ses forces.
Roger Schaffter, 1965 |
Roger Schaffter, fête du peuple jurassien 1977 |